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SERIES DE SIX IMAGES DE SERIES

"LE GOÛT EST DANS LA TÊTE"


Pour le spécialiste Frédéric Brochet, le goût d'un vin résulte d'une construction mentale : il existe davantage dans la tête de celui qui le boit que dans son verre

« C'est une erreur de considérer que le goût du vin est contenu in extenso dans sa composition moléculaire, bien d'autres paramètres interfèrent dans sa construction. »
« C'est une erreur de considérer que le goût du vin est contenu in extenso dans sa composition moléculaire, bien d'autres paramètres interfèrent dans sa construction. » (Photo Carine Lutt)


PROPOS RECUEILLIS PAR

« Sud Ouest Dimanche ». Le volet scientifique de la dégustation est-il bien connu dans le monde viticole ?

Frédéric Brochet. Non, c'est un champ d'investigation scientifiquement pauvre. En la matière, les poncifs sont nombreux : la dégustation est réservée à des experts ; il y a les bons et les mauvais dégustateurs ; le vin est bon ou pas, mais je ne sais pas en parler… Autant d'obstacles à la connaissance, mais qui arrangent parfois, car le vin a aussi une dimension magique et alors l'apport de la science n'est pas le bienvenu.

Nous sommes souvent dans un nuage d'approximations, convenant autant au vigneron qu'au consommateur. Enfin, la connaissance de la dégustation s'appuie autant sur les sciences dures (chimie…) que sur la sociologie ou la psychologie. Du coup, peu de chercheurs se sont aventurés dans cette zone grise. Mais ça avance : il y a vingt ans, sortir un bon verre pour déguster, c'était s'intéresser au sujet ! C'est aujourd'hui monnaie courante.

Que diriez-vous à un néophyte pensant ne pas avoir les outils sensoriels pour bien apprécier un vin ?

Je dirais : « Aux innocents les mains pleines. » Désinhibez-vous. Au nez, en bouche, il faut dire ce qu'on ressent, car la pensée de chacun est toujours juste et vraie. Il n'y a pas de vérité absolue du vin : la vérité est celle de chacun. La dégustation, acte d'humilité, a le plaisir comme seul objectif. Si vous aimez et le voisin non, cela n'a pas d'importance. Il n'y a pas le camp de ceux qui savent et les autres.

Il est bon parfois de garder son âme d'enfant. Plus on devient expert, plus rares se font les grandes émotions et les ressentis les plus émouvants. Bien sûr, il y a le barrage des mots pour les exprimer, cela compte. Mais nul besoin d'être une encyclopédie. Le pire scénario pour le néophyte ? Je n'ai pas les mots, je ne peux relater mon ressenti, donc je ne perçois rien… Or, tout le monde peut y arriver.

Comment fonctionnent nos sens lors de la dégustation ?

Avec l'odorat et le goût en action, nous sommes dans l'univers sensoriel. Malheureusement, ces sens, véritables parents pauvres de nos sociétés, sont peu travaillés d'une manière générale. Or déguster du vin demande une attention, d'y focaliser son esprit. Il y a peu de personnes sensoriellement handicapées, comme il y a peu de surdoués d'ailleurs. Concrètement, nez et langue « accrochent » des molécules provenant du vin puis transmettent un signal au cerveau. Là se trouve une différence entre expert et novice concernant son interprétation, via des mots plus ou moins compréhensibles, plus ou moins codés. Mais pour arriver au goût du vin, à avoir un avis sur le produit, d'autres paramètres interviennent.

Quels autres éléments que le contenu du verre entrent en action ?

Entre le verre et les capteurs du corps, nous sommes dans un environnement physico-chimique. Deux paramètres clefs peuvent fausser la transmission : la forme du verre et la température de dégustation. Entre le couple nez-bouche et le cerveau, nous pénétrons dans l'univers des sciences sociales. Avec qui je déguste ? Suis-je tendu ou décontracté ? Suis-je en vacances ou entre deux rendez-vous professionnels ? Le contexte est capital.

Pour le dire autrement, le même vin dégusté d'un côté avec un collègue aimable, qui connaît le vigneron, et de l'autre dans un gobelet sur un parking de supermarché n'aura pas du tout le même goût. Et le cerveau ne se « ment » pas pour des convenances sociales, il le trouvera objectivement meilleur dans le premier cas. Le ressenti, loin de se construire à partir d'un simple agencement de molécules dans un verre, est aussi le fruit d'une histoire et d'une culture. Un point clef qui différencie ce produit de bien d'autres.

C'est ce qui se passe par exemple si l'amateur voit l'étiquette et le prix avant de déguster le vin ?

Oui. Si le vin est par exemple déjà catalogué comme grand et cher, avant de porter le verre aux lèvres, le cerveau traitera cette information. Et il n'en sera que meilleur. D'autant que c'est du « solide », alors que les odeurs et les saveurs procurées par le vin lui-même sont plus évanescentes. Même constat, avec effet inverse, si le vin est annoncé comme particulièrement médiocre… Le grand professeur d'œnologie bordelais Émile Peynaud le disait : « La dégustation des grands vins à l'aveugle est décevante. »

Sans le contexte et les éléments sociétaux et culturels, une simple approche clinique et dépouillée d'un vin est souvent une déception. Même si, objet chimique très complexe, il comporte plus de 500 molécules différentes.

Je crois que vous l'expérimentez régulièrement avec vos étudiants…

Oui. On déguste complètement à l'aveugle, sans aucune information, de multiples bouteilles, avec une seule question au bout : combien êtes-vous prêt à payer pour chacune d'elles ? Systématiquement, le tarif accordé est très largement en dessous de la réalité. Parfois, pour des bouteilles vendues cher, c'est à peine 10 % du prix constaté sur le marché ! Le goût existe autant dans la tête du dégustateur que dans le verre. C'est ce qu'on appelle aussi le « syndrome du rosé de Provence ». L'été, au bord de la piscine, avec des amis et des grillades au fond du jardin, le rosé sera superbe. Revenu en banlieue parisienne, sous la grisaille et après une dure semaine de travail, le même rosé, débouché par le même consommateur, n'aura plus le même goût ni la même saveur. Et ce n'est pas le vin qui a mal voyagé. Ici, personne ne trompe personne, c'est un fait.

L'anthropologue Claude Lévi-Strauss parlait de « pensée magique » : « Toute nourriture doit non seulement être bonne à manger, mais aussi bonne à penser. » Les insectes sont par exemple pleins de protéines, pourtant personne ne les mange chez nous ! Cette pensée magique n'existe pas pour eux, à l'inverse du vin. Les grands châteaux apportent cette part de rêve. Et cela participe grandement au plaisir d'en boire, bien au-delà de l'effet euphorisant de l'alcool, qui reste indéniable.

Peut-on parler de « pensée magique » pour une bouteille à 5 euros ?

Manifestement, le « vin boisson » n'a pas d'avenir. Seul le vin vu comme produit culturel en a un. Et la France est un pays de culture. Il n'y a donc pas le choix : chaque producteur doit avoir la foi et construire son histoire. C'est tout l'essor de l'œnotourisme, des journées portes ouvertes, des salons de vente en direct… La machine à rêves est en marche. Le client a besoin de vivre dans le vin quelque chose qui lui fait du bien. Lui aussi achète plus qu'une boisson. Et il paiera le prix demandé
.

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